đŸšŽâ€â™‚ïž La communautĂ© des livreurs : analyse socio-psychologique d’une communautĂ© urbaine

Résumé / Abstract

Depuis l’expansion des plateformes numĂ©riques de livraison, une nouvelle figure est apparue dans les grandes villes : celle du livreur urbain. À Bruxelles, ce groupe, souvent perçu de l’extĂ©rieur comme homogĂšne, rĂ©vĂšle en rĂ©alitĂ© une organisation sociale plus subtile. Les livreurs partagent une identitĂ© commune, mais se structurent aussi selon des sous-groupes linguistiques, ethniques et culturels. Cet article propose une lecture sociologique et psychologique de ce phĂ©nomĂšne, en mobilisant les concepts de Maffesoli, Anderson, Piaget, Lacan, Kristeva et Maslow. Il montre que ces regroupements ne sont pas le fruit d’une volontĂ© d’exclusion, mais des mĂ©canismes universels d’appartenance et de reconnaissance.


Introduction

La livraison de repas, activitĂ© marginale au dĂ©but des annĂ©es 2010, est devenue un secteur central de l’économie urbaine. Les plateformes comme Uber Eats, Deliveroo ou Takeaway emploient aujourd’hui des milliers de coursiers dans des villes comme Bruxelles.

De l’extĂ©rieur, le groupe semble uniforme : des jeunes casquĂ©s, chevauchant vĂ©los et scooters, sacs fluorescents sur le dos. Mais l’observation attentive rĂ©vĂšle une rĂ©alitĂ© plus complexe : une communautĂ© urbaine structurĂ©e, soudĂ©e par des signes et des pratiques partagĂ©es, mais aussi traversĂ©e par des regroupements internes.

Nous proposons ici d’analyser cette dynamique en articulant deux niveaux :

  1. Sociologique : le groupe des livreurs comme une « nouvelle tribu » au sens de Maffesoli (1988), c’est-Ă -dire une communautĂ© fluide, informelle, mais porteuse de liens forts.
  2. Psychologique : les mĂ©canismes universels (besoin d’appartenance, construction identitaire, rapport Ă  l’Autre) qui poussent les individus Ă  se rapprocher de ceux qui leur ressemblent (Piaget, 1932 ; Lacan, 1966 ; Kristeva, 1988).

Méthodologie

Cette analyse s’appuie sur une dĂ©marche d’auto-ethnographie (Ellis & Bochner, 2000 ; Anderson, 2006). Contrairement Ă  une enquĂȘte ethnographique classique oĂč le chercheur se situe en dehors du groupe Ă©tudiĂ©, l’auto-ethnographie mobilise l’expĂ©rience personnelle de l’auteur comme matĂ©riau de recherche, afin de relier l’histoire individuelle aux dynamiques collectives.

En tant qu’acteur de ce milieu depuis plus de dix ans, j’ai accumulĂ© une expĂ©rience prolongĂ©e de la livraison de repas Ă  Bruxelles. Cette immersion, qui n’est pas seulement ponctuelle mais longitudinale, m’a permis d’observer au quotidien les pratiques, les interactions et les solidaritĂ©s qui structurent ce groupe professionnel. Ma qualitĂ© de licenciĂ© en sciences politiques (UCL, 1999 – 2004), une discipline fortement articulĂ©e Ă  la sociologie, me fournit les outils conceptuels et mĂ©thodologiques pour analyser ces observations de maniĂšre rĂ©flexive.

La rĂ©flexivitĂ© (Bourdieu, 2003) constitue ici un principe central. Être « dans » le systĂšme ne garantit pas une neutralitĂ© totale — mais la neutralitĂ© absolue n’existe pas en sciences sociales. ReconnaĂźtre ses propres biais, analyser la maniĂšre dont sa position influence les observations et transformer cette subjectivitĂ© en ressource scientifique, voilĂ  ce qui donne sa lĂ©gitimitĂ© Ă  l’auto-ethnographie.

Ainsi, l’approche adoptĂ©e ne vise pas Ă  fournir des donnĂ©es quantitatives gĂ©nĂ©ralisables, mais une comprĂ©hension qualitative en profondeur (thick description, Geertz, 1973) des dynamiques sociales et psychologiques Ă  l’Ɠuvre dans ce milieu. Elle permet de rendre compte du sens que les livreurs donnent Ă  leurs pratiques quotidiennes, et de relier ces expĂ©riences Ă  des concepts thĂ©oriques plus larges (Maffesoli, Piaget, Lacan, Kristeva, Maslow).


1. Le collectif global : appartenance et reconnaissance

Le sac de livraison est un symbole qui dĂ©passe la simple utilitĂ©. Il fonctionne comme un totem moderne (Maffesoli, 1988), qui inscrit immĂ©diatement l’individu dans un collectif reconnaissable.

Les points de regroupement — devantures de fast-foods, carrefours stratĂ©giques — jouent le rĂŽle de lieux d’échanges et de sociabilitĂ©. Les groupes WhatsApp et Telegram prolongent ce lien dans l’espace numĂ©rique.

Ces pratiques rĂ©pondent Ă  un besoin fondamental dĂ©crit par Maslow (1943) : l’appartenance. Pour Piaget (1932), l’individu se construit socialement Ă  travers ces mĂ©canismes d’inclusion et de reconnaissance mutuelle.


2. Les sous-groupes : homogénéité involontaire

L’observation de terrain montre trois grands types de regroupements :

  • Linguistiques : parler la mĂȘme langue crĂ©e une proximitĂ© immĂ©diate. Le portugais rassemble les BrĂ©siliens, le darija les MaghrĂ©bins, le lingala les Congolais. Comme le souligne Kristeva (1988), le langage est un vecteur d’identitĂ© autant qu’un outil de communication.
  • Culturels : la pratique religieuse, notamment l’islam, structure certains rythmes (ex. Ramadan) et renforce la solidaritĂ©. Lacan (1966) rappelle que le sujet se dĂ©finit toujours Ă  travers l’Autre symbolique : ici, la communautĂ© religieuse joue ce rĂŽle.
  • Ethniques : au-delĂ  de la langue, l’origine commune renforce la confiance et l’entraide (aide mĂ©canique, logement, dĂ©marches). Piaget (1965) insistait dĂ©jĂ  sur le fait que la coopĂ©ration repose sur des schĂšmes partagĂ©s.

Ces regroupements produisent une homogénéité largement involontaire. Aucun livreur ne planifie consciemment de se retrouver uniquement avec ses semblables, mais les pratiques quotidiennes favorisent ce repli affinitaire.


3. Hétérogénéités marginales

Il existe des amitiĂ©s intercommunautaires, des groupes mixtes, des individus qui circulent entre cercles. Cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© rappelle que le sous-groupe n’est pas un bloc monolithique. Mais elle reste minoritaire : la tendance dominante demeure celle d’une homogĂ©nĂ©itĂ© affinitaire.


4. Fonction psychologique et sociale du sous-groupe

Le sous-groupe joue un rĂŽle Ă  plusieurs niveaux :

  • Reconnaissance : le regard des pairs stabilise l’identitĂ© sociale du livreur (Lacan, 1966). Ces regroupements rĂ©pondent aussi au besoin d’appartenance dĂ©crit par Maslow dans sa hiĂ©rarchie des besoins (Maslow, 1943).
  • Protection : entraide en cas d’accident ou de panne, rĂŽle de « Moi-peau collectif » (Anzieu, 1985).
  • Gestion de l’altĂ©ritĂ© : l’appartenance au groupe permet de circonscrire l’«étranger» et de sĂ©curiser l’identitĂ© (Kristeva, 1988).

Cette auto-organisation est donc Ă  la fois un mĂ©canisme de survie psychologique et un mode d’organisation sociale.


Conclusion

La livraison de repas est un terrain privilĂ©giĂ© pour observer la persistance des mĂ©canismes d’auto-organisations dans les sociĂ©tĂ©s modernes. Les livreurs forment une communautĂ© marquĂ©e par une forte identitĂ© collective et des regroupements internes homogĂšnes, principalement linguistiques, ethniques et culturels.

Mais il faut insister : cette homogĂ©nĂ©itĂ© est involontaire et universelle. Elle ne traduit pas une fermeture volontaire ni une absence de solidaritĂ© globale. Au contraire, tous partagent les mĂȘmes conditions de travail : prĂ©caritĂ©, flexibilitĂ© extrĂȘme, mobilitĂ© accrue et invisibilitĂ© sociale.

Si la sociologie met en lumiĂšre les regroupements internes, elle rappelle aussi que ces sous-groupes coexistent Ă  l’intĂ©rieur d’un ensemble plus vaste, qui pourrait devenir un vecteur d’unitĂ©. Pour les acteurs politiques et syndicaux, l’enjeu n’est pas de nier ces diffĂ©rences, mais de reconnaĂźtre la pluralitĂ© des parcours tout en travaillant Ă  une reconnaissance collective des livreurs comme travailleurs Ă  part entiĂšre.

La livraison, en ce sens, constitue un laboratoire urbain de l’auto-organisation contemporaine, et mĂ©rite d’ĂȘtre Ă©tudiĂ©e non seulement comme activitĂ© Ă©conomique, mais comme fait social total.

Enfin, il est Ă  noter que la structure en sous-groupes Ă©voquĂ©e ci-dessus n’est pas figĂ©e dans le temps et qu’elle peut Ă©voluer. En effet, les vĂ©tĂ©rans de la route, dont je fais partie, se souviennent que d’autres sous-groupes ont existĂ© par le passĂ©. Ainsi, on a pu observer les puristes sur vĂ©los classiques vs les utilitaristes sur vĂ©los Ă©lectriques Ă  l’Ă©poque de la dĂ©funte « Take eat easy » (premiĂšre sociĂ©tĂ© de livraison de repas sur la ville en 2015). À l’Ă©poque, les premiers considĂ©raient les seconds comme des tricheurs et ces derniers estimaient que ce n’Ă©tait qu’un business et rien d’autre. Ensuite, il y a eu les livreurs Deliveroo vs les livreurs Uber eats qui entretenaient Ă©galement des considĂ©rations multiples et variĂ©es, parfois rationnelles et parfois moins …

Donc, l’essentiel est de garder Ă  l’esprit que la nomenclature qui est proposĂ©e ici est un shot photographique sur un lieu et une pĂ©riode donnĂ©e.


📚 Bibliographie

  • Anderson, B. (1983). Imagined communities: Reflections on the origin and spread of nationalism. London: Verso.
  • Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris: Dunod.
  • Kristeva, J. (1988). Étrangers Ă  nous-mĂȘmes. Paris: Fayard.
  • Lacan, J. (1966). Écrits. Paris: Seuil.
  • Maslow, A. H. (1943). A theory of human motivation. Psychological Review, 50(4), 370-396.
  • Maffesoli, M. (1988). Le temps des tribus: Le dĂ©clin de l’individualisme dans les sociĂ©tĂ©s postmodernes. Paris: MĂ©ridiens Klincksieck.
  • Piaget, J. (1932). Le jugement moral chez l’enfant. Paris: Alcan.
  • Piaget, J. (1965). Études sociologiques. GenĂšve: Droz.
  • Weber, M. (1922). Économie et sociĂ©tĂ©. TĂŒbingen: Mohr.

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