Résumé / Abstract
Depuis lâexpansion des plateformes numĂ©riques de livraison, une nouvelle figure est apparue dans les grandes villes : celle du livreur urbain. Ă Bruxelles, ce groupe, souvent perçu de lâextĂ©rieur comme homogĂšne, rĂ©vĂšle en rĂ©alitĂ© une organisation sociale plus subtile. Les livreurs partagent une identitĂ© commune, mais se structurent aussi selon des sous-groupes linguistiques, ethniques et culturels. Cet article propose une lecture sociologique et psychologique de ce phĂ©nomĂšne, en mobilisant les concepts de Maffesoli, Anderson, Piaget, Lacan, Kristeva et Maslow. Il montre que ces regroupements ne sont pas le fruit dâune volontĂ© dâexclusion, mais des mĂ©canismes universels dâappartenance et de reconnaissance.
Introduction
La livraison de repas, activitĂ© marginale au dĂ©but des annĂ©es 2010, est devenue un secteur central de lâĂ©conomie urbaine. Les plateformes comme Uber Eats, Deliveroo ou Takeaway emploient aujourdâhui des milliers de coursiers dans des villes comme Bruxelles.
De lâextĂ©rieur, le groupe semble uniforme : des jeunes casquĂ©s, chevauchant vĂ©los et scooters, sacs fluorescents sur le dos. Mais lâobservation attentive rĂ©vĂšle une rĂ©alitĂ© plus complexe : une communautĂ© urbaine structurĂ©e, soudĂ©e par des signes et des pratiques partagĂ©es, mais aussi traversĂ©e par des regroupements internes.
Nous proposons ici dâanalyser cette dynamique en articulant deux niveaux :
- Sociologique : le groupe des livreurs comme une « nouvelle tribu » au sens de Maffesoli (1988), câest-Ă -dire une communautĂ© fluide, informelle, mais porteuse de liens forts.
- Psychologique : les mĂ©canismes universels (besoin dâappartenance, construction identitaire, rapport Ă lâAutre) qui poussent les individus Ă se rapprocher de ceux qui leur ressemblent (Piaget, 1932 ; Lacan, 1966 ; Kristeva, 1988).
Méthodologie
Cette analyse sâappuie sur une dĂ©marche dâauto-ethnographie (Ellis & Bochner, 2000 ; Anderson, 2006). Contrairement Ă une enquĂȘte ethnographique classique oĂč le chercheur se situe en dehors du groupe Ă©tudiĂ©, lâauto-ethnographie mobilise lâexpĂ©rience personnelle de lâauteur comme matĂ©riau de recherche, afin de relier lâhistoire individuelle aux dynamiques collectives.
En tant quâacteur de ce milieu depuis plus de dix ans, jâai accumulĂ© une expĂ©rience prolongĂ©e de la livraison de repas Ă Bruxelles. Cette immersion, qui nâest pas seulement ponctuelle mais longitudinale, mâa permis dâobserver au quotidien les pratiques, les interactions et les solidaritĂ©s qui structurent ce groupe professionnel. Ma qualitĂ© de licenciĂ© en sciences politiques (UCL, 1999 – 2004), une discipline fortement articulĂ©e Ă la sociologie, me fournit les outils conceptuels et mĂ©thodologiques pour analyser ces observations de maniĂšre rĂ©flexive.
La rĂ©flexivitĂ© (Bourdieu, 2003) constitue ici un principe central. Ătre « dans » le systĂšme ne garantit pas une neutralitĂ© totale â mais la neutralitĂ© absolue nâexiste pas en sciences sociales. ReconnaĂźtre ses propres biais, analyser la maniĂšre dont sa position influence les observations et transformer cette subjectivitĂ© en ressource scientifique, voilĂ ce qui donne sa lĂ©gitimitĂ© Ă lâauto-ethnographie.
Ainsi, lâapproche adoptĂ©e ne vise pas Ă fournir des donnĂ©es quantitatives gĂ©nĂ©ralisables, mais une comprĂ©hension qualitative en profondeur (thick description, Geertz, 1973) des dynamiques sociales et psychologiques Ă lâĆuvre dans ce milieu. Elle permet de rendre compte du sens que les livreurs donnent Ă leurs pratiques quotidiennes, et de relier ces expĂ©riences Ă des concepts thĂ©oriques plus larges (Maffesoli, Piaget, Lacan, Kristeva, Maslow).
1. Le collectif global : appartenance et reconnaissance
Le sac de livraison est un symbole qui dĂ©passe la simple utilitĂ©. Il fonctionne comme un totem moderne (Maffesoli, 1988), qui inscrit immĂ©diatement lâindividu dans un collectif reconnaissable.
Les points de regroupement â devantures de fast-foods, carrefours stratĂ©giques â jouent le rĂŽle de lieux dâĂ©changes et de sociabilitĂ©. Les groupes WhatsApp et Telegram prolongent ce lien dans lâespace numĂ©rique.
Ces pratiques rĂ©pondent Ă un besoin fondamental dĂ©crit par Maslow (1943) : lâappartenance. Pour Piaget (1932), lâindividu se construit socialement Ă travers ces mĂ©canismes dâinclusion et de reconnaissance mutuelle.
2. Les sous-groupes : homogénéité involontaire
Lâobservation de terrain montre trois grands types de regroupements :
- Linguistiques : parler la mĂȘme langue crĂ©e une proximitĂ© immĂ©diate. Le portugais rassemble les BrĂ©siliens, le darija les MaghrĂ©bins, le lingala les Congolais. Comme le souligne Kristeva (1988), le langage est un vecteur dâidentitĂ© autant quâun outil de communication.
- Culturels : la pratique religieuse, notamment lâislam, structure certains rythmes (ex. Ramadan) et renforce la solidaritĂ©. Lacan (1966) rappelle que le sujet se dĂ©finit toujours Ă travers lâAutre symbolique : ici, la communautĂ© religieuse joue ce rĂŽle.
- Ethniques : au-delĂ de la langue, lâorigine commune renforce la confiance et lâentraide (aide mĂ©canique, logement, dĂ©marches). Piaget (1965) insistait dĂ©jĂ sur le fait que la coopĂ©ration repose sur des schĂšmes partagĂ©s.

Ces regroupements produisent une homogénéité largement involontaire. Aucun livreur ne planifie consciemment de se retrouver uniquement avec ses semblables, mais les pratiques quotidiennes favorisent ce repli affinitaire.
3. Hétérogénéités marginales
Il existe des amitiĂ©s intercommunautaires, des groupes mixtes, des individus qui circulent entre cercles. Cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© rappelle que le sous-groupe nâest pas un bloc monolithique. Mais elle reste minoritaire : la tendance dominante demeure celle dâune homogĂ©nĂ©itĂ© affinitaire.

4. Fonction psychologique et sociale du sous-groupe
Le sous-groupe joue un rĂŽle Ă plusieurs niveaux :
- Reconnaissance : le regard des pairs stabilise lâidentitĂ© sociale du livreur (Lacan, 1966). Ces regroupements rĂ©pondent aussi au besoin dâappartenance dĂ©crit par Maslow dans sa hiĂ©rarchie des besoins (Maslow, 1943).
- Protection : entraide en cas dâaccident ou de panne, rĂŽle de « Moi-peau collectif » (Anzieu, 1985).
- Gestion de lâaltĂ©ritĂ© : lâappartenance au groupe permet de circonscrire lâ«étranger» et de sĂ©curiser lâidentitĂ© (Kristeva, 1988).
Cette auto-organisation est donc Ă la fois un mĂ©canisme de survie psychologique et un mode dâorganisation sociale.
Conclusion
La livraison de repas est un terrain privilĂ©giĂ© pour observer la persistance des mĂ©canismes d’auto-organisations dans les sociĂ©tĂ©s modernes. Les livreurs forment une communautĂ© marquĂ©e par une forte identitĂ© collective et des regroupements internes homogĂšnes, principalement linguistiques, ethniques et culturels.
Mais il faut insister : cette homogĂ©nĂ©itĂ© est involontaire et universelle. Elle ne traduit pas une fermeture volontaire ni une absence de solidaritĂ© globale. Au contraire, tous partagent les mĂȘmes conditions de travail : prĂ©caritĂ©, flexibilitĂ© extrĂȘme, mobilitĂ© accrue et invisibilitĂ© sociale.
Si la sociologie met en lumiĂšre les regroupements internes, elle rappelle aussi que ces sous-groupes coexistent Ă lâintĂ©rieur dâun ensemble plus vaste, qui pourrait devenir un vecteur dâunitĂ©. Pour les acteurs politiques et syndicaux, lâenjeu nâest pas de nier ces diffĂ©rences, mais de reconnaĂźtre la pluralitĂ© des parcours tout en travaillant Ă une reconnaissance collective des livreurs comme travailleurs Ă part entiĂšre.
La livraison, en ce sens, constitue un laboratoire urbain de lâauto-organisation contemporaine, et mĂ©rite dâĂȘtre Ă©tudiĂ©e non seulement comme activitĂ© Ă©conomique, mais comme fait social total.
Enfin, il est Ă noter que la structure en sous-groupes Ă©voquĂ©e ci-dessus n’est pas figĂ©e dans le temps et qu’elle peut Ă©voluer. En effet, les vĂ©tĂ©rans de la route, dont je fais partie, se souviennent que d’autres sous-groupes ont existĂ© par le passĂ©. Ainsi, on a pu observer les puristes sur vĂ©los classiques vs les utilitaristes sur vĂ©los Ă©lectriques Ă l’Ă©poque de la dĂ©funte « Take eat easy » (premiĂšre sociĂ©tĂ© de livraison de repas sur la ville en 2015). Ă l’Ă©poque, les premiers considĂ©raient les seconds comme des tricheurs et ces derniers estimaient que ce n’Ă©tait qu’un business et rien d’autre. Ensuite, il y a eu les livreurs Deliveroo vs les livreurs Uber eats qui entretenaient Ă©galement des considĂ©rations multiples et variĂ©es, parfois rationnelles et parfois moins …
Donc, l’essentiel est de garder Ă l’esprit que la nomenclature qui est proposĂ©e ici est un shot photographique sur un lieu et une pĂ©riode donnĂ©e.
đ Bibliographie
- Anderson, B. (1983). Imagined communities: Reflections on the origin and spread of nationalism. London: Verso.
- Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris: Dunod.
- Kristeva, J. (1988). Ătrangers Ă nous-mĂȘmes. Paris: Fayard.
- Lacan, J. (1966). Ăcrits. Paris: Seuil.
- Maslow, A. H. (1943). A theory of human motivation. Psychological Review, 50(4), 370-396.
- Maffesoli, M. (1988). Le temps des tribus: Le dĂ©clin de lâindividualisme dans les sociĂ©tĂ©s postmodernes. Paris: MĂ©ridiens Klincksieck.
- Piaget, J. (1932). Le jugement moral chez lâenfant. Paris: Alcan.
- Piaget, J. (1965). Ătudes sociologiques. GenĂšve: Droz.
- Weber, M. (1922). Ăconomie et sociĂ©tĂ©. TĂŒbingen: Mohr.