Bruxelles, un soir d’hiver. La ville était engourdie sous un ciel bas, où le brouillard se mêlait à une pluie fine et glaciale. Les pavés luisaient sous la lumière tremblotante des réverbères. Jean-Claude, livreur depuis bien trop longtemps, enfila son casque cabossé et lança un regard blasé à son scooter.
« Encore une soirée pourries », marmonna-t-il, glissant une cigarette entre ses lèvres avant d’allumer le moteur. L’odeur d’essence et de tabac se mêla dans l’air glacé. Jean-Claude n’attendait rien de la vie. Il bossait, il roulait, il dormait. Voilà à quoi se résumait son existence. Les commandes Uber Eats s’enchaînaient sans fin, comme des grains de sable dans un sablier cassé.
La commande mystérieuse
Son application vibra. Une nouvelle commande : une adresse inconnue, Rue de l’Abandon, 13. Jean-Claude fronça les sourcils. Il connaissait bien Bruxelles et cette rue n’existait pas. Mais la commande était payante, et son instinct de survie lui disait d’accepter. Il soupira, fit demi-tour, et se laissa guider par le GPS qui semblait, lui aussi, perplexe.
« Rue de l’Abandon… Franchement, c’est quoi cette connerie ? » Jean-Claude cracha sa cigarette éteinte sur le trottoir et accéléra. Plus il roulait, plus la ville autour de lui changeait subtilement. Les rues devenaient plus étroites, les bâtiments semblaient se tordre légèrement, comme dans un cauchemar mal dessiné. Les panneaux étaient illisibles, les lumières des réverbères vacillaient, et le brouillard s’épaississait. Mais comme il était claqué, il mis ça sur le compte de la fatigue.
L’arrivée sur place
Finalement, il arriva devant un immeuble délabré, au bout d’une rue qui n’existait pas sur ses cartes. Le numéro 13 était gravé dans la pierre, mais la porte en bois semblait avoir traversé plusieurs siècles sans entretien. Jean-Claude descendit de son scooter, attrapa le sac de livraison et se dirigea vers l’entrée. Une odeur immonde flottait dans l’air, un mélange de moisi et de métal chaud.
Il frappa à la porte. Rien. Il frappa à nouveau, plus fort. Cette fois, la porte s’ouvrit lentement dans un grincement sinistre. Personne. Juste un long couloir faiblement éclairé par des chandeliers vacillants.
« Génial… » Jean-Claude entra, ses bottes résonnant sur le sol carrelé. Le silence était lourd, oppressant. Pourtant, au fond du couloir, une lumière rougeâtre semblait l’attendre.
Rencontre avec l’inconnu

Arrivé dans une pièce sombre, il trouva une table où une femme était assise. Ses traits étaient indistincts, presque flous, et pourtant ses yeux brillaient d’un éclat hypnotique. Elle portait une robe noire qui semblait absorber toute la lumière autour.
« Vous êtes à l’heure, Jean-Claude. »
Il posa le sac sur la table. « Ouais, c’est mon boulot. »
Elle le fixa, un sourire énigmatique se dessinant sur ses lèvres. « Vous ne posez pas de questions, n’est-ce pas ? »
Jean-Claude haussa les épaules. « On me paye pour livrer, pas pour réfléchir. »
La femme rit doucement, un rire qui résonnait comme un écho lointain. « Peut-être que c’est pour ça que vous êtes encore en vie. »
Jean-Claude, blasé et flegmatique, répondit simplement « Oui, sans doute … »
De sa voix étonnamment claire et douce, elle donna le code de livraison à Jean-Claude.
« Merci, Jean-Claude. Mais avant de partir, il y a une dernière chose. » Elle ouvrit le sac. À l’intérieur, une boîte noire ornée de symboles gravés. Elle la posa sur la table et murmura : « Regardez. »
La tentation du vide
Jean-Claude secoua la tête. « Désolé, madame. Pas mon problème. Vous avez votre bouffe, je reprends la route. »
La femme le fixa, ses yeux devenant plus perçants, presque brûlants. « Vous êtes curieux, Jean-Claude. Regardez. »
Il hésita. Pendant un moment, il sentit un poids étrange sur ses épaules, une pression invisible qui semblait vouloir le clouer sur place. Mais son flegme naturelle prit le dessus.
« Non merci. Vous voulez ouvrir des trucs bizarres, faites-le toute seule. Moi, j’ai d’autres commandes. »
Il fit demi-tour, mais la porte s’était refermée. La pièce semblait se tordre autour de lui. Le sol vibrait légèrement, comme si quelque chose sous terre cherchait à s’échapper.
La fuite vers la liberté
Sans paniquer – ou du moins sans le montrer – Jean-Claude se tourna à nouveau vers la femme. « Écoutez, je dois y aller, j’ai du travail. C’est très impressionnant, mais j’ai pas le temps. Alors, ouvrez cette porte ou je la défonce. »

Elle sembla surprise, presque amusée. « Vous êtes… intéressant, Jean-Claude. Très bien. Partez. Mais sachez que peu de gens sortent d’ici. Vous êtes une exception. »
La porte s’ouvrit d’elle-même, et sans perdre de temps, Jean-Claude sortit. Son scooter était toujours là, intact, mais la rue avait disparu. Il était maintenant sur une route droite, plongée dans une obscurité totale, à l’exception d’un point lumineux lointain.
« Bon, c’est quoi encore ce bordel… » marmonna-t-il en enfourchant son scooter.
Le moteur démarra, et il accéléra vers la lumière. Pendant ce qui lui sembla une éternité, il roula, le vent froid sifflant autour de lui. Finalement, le brouillard se dissipa, et il se retrouva… de retour dans le centre de Bruxelles. Les klaxons, les lumières, les odeurs familières. Tout était normal.
Le retour à la réalité
Jean-Claude gara son scooter devant un snack pour souffler un peu. L’application vibra à nouveau. Une commande classique cette fois, dans un quartier qu’il connaissait bien. Il alluma une cigarette, inspira profondément et lâcha un petit rire.
« Rue de l’Abandon, hein ? Je devrais vraiment arrêter de bosser si tard. »
Mais au fond de lui, il savait. Ce n’était pas un rêve, et il n’avait jamais envie de recroiser cette femme ou sa fichue boîte. Pourtant, il reprit la route, son casque vissé sur la tête, prêt à livrer comme si de rien n’était.
Parce que c’était ça, Jean-Claude. Blasé, flegmatique, mais toujours là. Toujours en route.