Le froid de la fin
Il était vingt-trois heures cinquante-deux lorsqu’il reçut la notification. Maxime roulait depuis plus de neuf heures dans les rues sombres et humides de Bruxelles. Son dernier espoir était une soupe chaude en rentrant.
Mais Uber décida autrement.
« Commande – Le tram de Boitsfort, Watermael-Boitsfort »
Il soupira. La friture de la place Léopold Wiener, il le connaissait bien. Petit comptoir sans chaleur humaine, mais toujours rapide à cette heure tardive. La commande ne payait pas beaucoup. Pourtant, il accepta. Une dernière. Pour arrondir la soirée. Pour s’occuper l’esprit. Pour retarder le retour dans son studio glacé de Forest.
Depuis la place Keym, il remonta à toute blinde vers le rond-point des Trois Tilleuls, l’air glacé fouettant son cou malgré le col relevé de sa veste.
C’était l’un de ces soirs de janvier où l’on se demande si le monde n’a pas oublié de respirer.
Pas de vent. Pas de bruit. Pas une âme.
Une rue qui n’existait pas
En montant vers le rond-point, son PCX hoqueta sur les pavés inégaux. Il ralentit, fatigué, le regard figé sur le néon blafard d’une librairie fermée.
Et c’est là qu’il la vit.
Une petite rue à droite du rond-point. Aucun nom. Aucun marquage. Une fente entre deux immeubles. Une faille.
Maxime fronça les sourcils. Il connaissait ce quartier. Il l’avait arpenté dans tous les sens. Il n’avait jamais vu cette rue.
Il hésita.
Mais quelque chose, un mélange d’épuisement et de curiosité, le poussa à tourner.

La nuit chaude
Il s’engouffra dans la ruelle et après une vingtaine de mètres, bien que ce fût à peine perceptible, quelque chose se passa.
L’air avait changé presque instantanément.
Le souffle du froid s’interrompit.
Son pare-brise s’embua. La température remonta brutalement.
Le thermomètre du tableau de bord affichait 25°C.
Maxime cligna des yeux. Le ciel était toujours noir, mais dense, épais, comme une nuit d’août. L’asphalte luisait sans humidité. Il arrêta son scooter, posa la béquille, retira ses gants, sa veste, puis son sweat. Sa peau respirait enfin.
Il tendit l’oreille. Aucun bruit de vent. Mais un fond sonore discret, étrange : le froissement de feuilles, une voix lointaine, peut-être une musique douce quelque part.
Il n’avait pas encore peur.
Il était juste… déphasé.
Le monde en marge
Il remonta sur son scooter.
La rue n’était pas très longue. Mais au bout, le quartier s’ouvrait sur un décor… familier. C’était Bruxelles, sans aucun doute. Mais les trottoirs étaient propres. Les bâtiments sans graffiti. Pas de poubelles débordantes. Pas de bagnoles mal garées.
Des gens marchaient. Des jeunes, surtout. T-shirts, robes légères. En pleine nuit. Aucun manteau. Aucun stress. Les gens le saluèrent en le croisant, avec un sourire franc, presque naïf.
Un couple riait en partageant un croissant chaud sur un banc. Plus loin, deux enfants faisaient de la trottinette sur une piste cyclable vide.
Un tram passait, silencieux, sans publicité.
Le ciel était noir, constellé d’étoiles que Bruxelles n’avait jamais vues.
Maxime s’arrêta à une terrasse encore ouverte. Des gens y jouaient aux cartes, entourés de plantes vertes. Personne ne semblait pressé.
Il comprit, sans comprendre, qu’il n’était plus chez lui.

Incompréhension douce
Il roula lentement au hasard, en observant son environnement.
La commande, oubliée.
Le GPS, figé.
Le téléphone n’indiquait plus l’heure.
Il demanda la direction de la place Léopold Wiener à un homme âgé. Il lui sourit, pointa une direction, sans même poser de questions.
Puis, sur une petite place illuminée qui ressemblait à place Léopold Wiener sans vraiment être elle, éclairée par de fines lanternes suspendues entre deux arbres, il la vit.
Elle
Elle était assise sur un banc, les jambes croisées, une robe simple, noire. Les cheveux remontés en une tresse négligée. Elle caressait le museau d’un chien endormi à ses pieds.
Elle leva les yeux quand Maxime s’arrêta.
— Tu sembles perdu.
Sa voix était posée, douce. Aucune crainte dans son ton.
Il hocha lentement la tête.
— Je suis arrivé ici… sans savoir comment.
Elle sourit, presque amusée.
— Tu es passé par la petite rue, c’est ça ? Celle près des Trois Tilleuls ?
Il acquiesça, surpris.
— C’est rare. Très peu de gens la prennent.
— Pourquoi ? Elle n’était même pas sur mon GPS.
— C’est une vieille rue, dit-elle. Très ancienne. On raconte qu’elle mène parfois vers un… autre endroit. Ce ne sont que des histoires. Des légendes. Certains disent qu’elle conduit à l’enfer.
Elle ria doucement, puis haussa les épaules.
— Mais bon, les gens adorent se faire peur. C’est ridicule, non ?
Maxime ne répondit pas. Elle ne savait rien.
Et elle ne voyait pas ce qu’il voyait.
Observation
Il resta plusieurs heures dans ce monde.
Il essaya de comprendre sans poser de questions.
Il observa.
Les commerces ne demandaient pas d’argent. On y entrait, on prenait ce dont on avait besoin, on repartait. Personne ne courait. Les livreurs n’existaient pas. Les voitures roulaient à dix à l’heure. On laissait passer les piétons. Personne ne râlait.
Il tenta de payer une boisson dans une épicerie. Le serveur ne comprit pas pourquoi Maxime lui tendait un bout de papier… puis lui tendit une autre canette « au cas où ». Apparemment, l’argent n’avait plus cours ici.
Il chercha un bureau de police. Certains lui répondirent qu’ils ne savaient ce que c’est. Un homme âgé lui dit que c’était une drôle de question, qu’il n’y en avait plus depuis des milliers d’années. « Ah oui je vois ce que c’est. Mais on n’en a pas besoin », avait dit un jeune homme, sans se vanter, comme on parlerait de la pluie.
Il déambula toute la nuit sans avoir sommeil. Il ne sentait plus la fatigue. Il ne ressentait plus de faim, ni de colère.
Au matin, il se regarda dans une vitrine.
Il souriait.
Retour en arrière ?
Maxime retourna à la fameuse rue. Elle était là, toujours sombre, toujours discrète.
Elle attendait.
Il y resta planté un long moment.
Il pensa à ses chaussures trempées, à ses sacs plastiques pour protéger ses gants, aux insultes qu’il avait reçues en livrant des frites froides, aux policiers qui le regardaient avec méfiance, aux clients qui ne répondaient jamais.
Il pensa à son studio où la chaudière tombait en panne tous les deux mois.
Il pensa au monde qu’il avait quitté…
Et réalisa qu’il n’y avait rien à y retrouver.

Le choix
Il se retourna.
La place était illuminée par un grand soleil d’été sous un beau ciel bleu immaculé.
Un gamin faisait des bulles de savon sous la lumière matinale.
La jolie fille du banc était revenue. Elle posa le livre qu’elle était en train de lire et le regarda en souriant. Le chien dormait toujours à ses pieds.
Maxime lui sourit.
Il remonta la fermeture éclair de son T-shirt léger et partit à sa rencontre.
Dernière phrase
Il ne savait pas si c’était un rêve, une faille dans l’espace-temps ou un accident.
Mais il savait que, pour la première fois depuis longtemps, il n’avait plus envie de fuir.