Dans les rues de Bruxelles, les livreurs se croisent, se reconnaissent, parfois même sans se connaître.
Il y a ceux qu’on remarque toujours : le gars au scooter qui fait un bruit d’avion de chasse, celui qui roule en vélo sous la pluie sans jamais se plaindre, ou encore le vétéran qui sait où sonner dans chaque immeuble sans jamais rater un étage.
Et puis, un matin, plus rien.
On ne les voit plus. Pas de message, pas d’explication. Ils disparaissent de la circulation, comme avalés par la ville. Ces “livreurs fantômes”, on en parle peu, mais tout le monde sait qu’ils existent.

🚨 L’usure physique : quand le corps dit stop
La livraison, ce n’est pas un petit boulot étudiant tranquille. C’est une machine à user les corps. Dix heures par jour, parfois plus, à enchaîner les trajets, les escaliers, les sacs lourds et les positions inconfortables. Les genoux trinquent, les lombaires explosent, les poignets fatiguent.
Au début, on encaisse. L’adrénaline compense. On se dit : “Encore un mois, je tiens, je mets de côté.”
Mais à la longue, le corps dit stop. Certains finissent par disparaître du jour au lendemain, incapables de continuer. Pas de retraite anticipée, pas de reconversion douce. Juste une coupure nette.
Un jour, ils bossent 12 heures non-stop. Le lendemain, ils n’apparaissent plus jamais sur l’appli.
💸 Les dettes et la spirale financière
Beaucoup de livreurs roulent sur du matériel acheté à crédit : scooter neuf, assurance obligatoire, téléphone performant pour que l’appli ne rame pas. Ajoute à ça les entretiens qui tombent plus vite que prévu (pneus tous les 8 mois, plaquettes à 7 000 km, vidanges à répétition).
Résultat : on travaille parfois uniquement pour payer la machine.
Et quand une grosse panne arrive — moteur cassé, batterie HS — certains se retrouvent pris à la gorge. Les dettes s’accumulent, et continuer devient impossible.
Alors ils disparaissent. Sans prévenir. Sans même revendre leur matériel. Comme si couper net était la seule solution pour ne pas sombrer davantage.
🛂 Les papiers, l’ombre derrière chaque sac
Un autre facteur dont peu parlent à voix haute : la situation administrative.
Beaucoup roulent avec des papiers précaires. Certains louent un compte Uber ou Deliveroo pour 100 ou 150 € par semaine. D’autres s’inscrivent comme “indépendant complémentaire” alors qu’ils n’ont pas d’autre activité.
Tant que ça passe, ça passe. Mais dès qu’il y a un contrôle, une convocation de l’ONSS, ou simplement un soupçon, la peur monte. Beaucoup choisissent de disparaître d’eux-mêmes avant d’être attrapés.
Un matin, ils ne se connectent plus. Leur compte est revendu à un autre. Le fantôme devient invisible, remplacé par un nouveau visage.
🕳️ Les histoires qui circulent entre livreurs
Dans les forums et au détour d’un café, on entend toujours les mêmes récits :
- Un gars qui roulait 7 jours sur 7, et qui a fini aux urgences avec une hernie discale. Depuis, plus personne ne l’a vu.
- Un autre qui avait investi dans un scooter électrique hors de prix. Quand la batterie a lâché, il n’avait plus un centime. Disparu.
- Et puis celui qui avait toujours des papiers “en attente” : contrôlé un soir, plus jamais revenu.
Ces histoires, on les raconte presque comme des légendes urbaines. Mais elles sont réelles. Chacun connaît au moins un fantôme.
👻 Pourquoi leur absence marque autant
Le paradoxe, c’est que les livreurs forment une “non-communauté”.
On ne travaille pas ensemble, on n’a pas de collègues officiels. Pourtant, à force de se croiser dans la même ville, on se connaît sans se connaître. On se reconnaît.
Alors quand un visage familier disparaît, ça laisse un vide.
Personne ne demande officiellement où il est passé, mais chacun pense : “Et si c’était moi demain ?”
📉 Un métier sans avenir long terme
Ce phénomène des livreurs fantômes dit une chose simple : la livraison n’offre pas de perspectives stables.
C’est un métier de passage, souvent choisi par défaut, rarement par vocation. On y gagne de l’argent vite, mais on s’y brûle vite aussi. Peu de livreurs envisagent encore d’y rester dix ans. Beaucoup savent qu’ils finiront par disparaître, eux aussi.
La seule différence, c’est quand et comment.
🛡️ Les irréductibles : ceux qui tiennent malgré tout
Et pourtant, il y a l’exception.
Ces visages qu’on croise encore et toujours, année après année. Les “anciens” qui roulent depuis cinq, parfois dix ans. Ceux-là connaissent tous les raccourcis, toutes les failles des applis, tous les restos fiables et tous les pièges à éviter.
Ils tiennent grâce à une discipline quasi militaire : entretiens réguliers du scooter, gestion serrée des horaires, alimentation et sommeil surveillés, parfois même une deuxième activité pour compenser les mois creux.
Ils ont fait de la livraison un véritable métier, une routine assumée. Pas toujours par passion, mais par adaptation.
On les respecte en silence, comme des vétérans. Parce qu’on sait qu’ils roulent encore là où tant d’autres sont tombés.

Conclusion
Les livreurs fantômes, ce ne sont pas des exceptions. Ils sont le reflet d’un métier usant, fragile, où tout peut basculer en une panne, un contrôle ou un problème de santé.
Mais à côté d’eux, quelques irréductibles tiennent bon, année après année, prouvant qu’avec de la rigueur et un peu de chance, on peut survivre à ce métier.
La question est : survivre suffit-il ?
Et demain, qui sait ? Peut-être que toi aussi, tu poseras ton sac un soir, et que personne ne te reverra dans les rues. Tu deviendras à ton tour un fantôme de la livraison.