Quand la plateforme tient le guidon : leçons de la Norvège pour Bruxelles

Dans le paysage contemporain de la livraison à vélo, les plateformes numériques teintent les rues d’une tension presque invisible entre liberté affichée et dépendance algorithmique. C’est sur ce nœud que s’est aventurée Kristin Jesnes, sociologue norvégienne, dans sa thèse Power relations in app-based food delivery in Norway. (PDF complet) gupea.ub.gu.se

Son travail, enrichi par des articles comme Shifting gears (2023) SAGE Journals+1 et le chapitre The bitter aftertaste of app-based food delivery (2024) pub.norden.org, explore comment les rapports de pouvoir — entre livreurs, plateformes et syndicats — se cristallisent dans un contexte scandinave où l’État social et la négociation collective sont historiquement forts.

Les enseignements de la Norvège : contrôle algorithmique, fragilité et mobilisation

Kristin Jesnes commence par poser un constat : les plateformes, comme Foodora, recourent massivement au contrôle algorithmique (notation, affectation des créneaux, suivi GPS), tout en revendiquant la souplesse et l’autonomie comme valeurs essentielles. Ce mélange fonctionne comme un « piège de liberté » — on peut choisir ses horaires, mais presque tout dépend de l’algorithme.

Dans son enquête de terrain, elle a mené des entretiens avec des livreurs, des représentants syndicaux et des cadres de plateforme. Elle observe que :

  • Beaucoup de livreurs sont vulnérables : jeunes, souvent issus de l’immigration, peu attachés à une stabilité dans ce travail.
  • Le turnover est élevé, ce qui rend difficile l’établissement d’une solidarité durable.
  • Le statut contractuel joue : les livreurs salariés (quand ils existent) bénéficient d’un peu plus de protection que les indépendants, mais souvent peu dans les faits.
  • Face à cela, une mobilisation a émergé (la « Rosastreiken », grève rose) et des négociations avec les syndicats ont permis d’obtenir un accord collectif pour les livreurs de Foodora en Norvège — une première dans ce secteur.

Kristin Jesnes montre comment les syndicats ont su utiliser les ressources de pouvoir (associatives, institutionnelles, structurelles, discursives) pour peser dans une arène dominée par les plateformes. Ce n’est pas un succès total et incontesté : les plateformes répliquent souvent par le changement de statut (passer à des indépendants), des ajustements algorithmiques ou l’entrée de concurrents plus “libres”.

Bruxelles dans le rétroviseur : ressemblance, différences, pistes

Qu’en est-il à Bruxelles ? Les réalités y sont à la fois similaires et distinctes.

Ce qui ressemble

  • Les livreurs bruxellois dénoncent eux aussi l’instabilité des revenus, le stress de la course rapide, les risques pour la sécurité routière, l’exposition aux aléas climatiques.
  • Comme dans beaucoup de métropoles, plusieurs livreurs travaillent sans protection sociale solide, avec peu de garanties.
  • On retrouve également des collectifs de coursiers à Bruxelles, souvent en liaison avec des syndicats comme la FGTB et la CSC, qui s’organisent pour revendiquer un cadre plus protecteur. Le document Coursiers de tous les pays, unissez-vous en détaille les mobilisations belges dans le contexte européen. Smart –
  • Bruxelles a vu aussi des actions de grève et de “déconnexion” comme moyen de protestation, ce qui rappelle la stratégie norvégienne de perturbation du flux normal des commandes.

Ce qui diverge

  • Le contexte institutionnel est assez différent. La Belgique a des lois du travail fortes, mais le secteur de la livraison “appli” reste mal régulé, avec une incertitude sur le statut des livreurs.
  • La capacité des syndicats belges à imposer des conventions collectives dans ce secteur reste limitée face à la puissance des plateformes internationales.
  • Le volume de concurrence (Uber Eats, Deliveroo, Take Away…) est important à Bruxelles, ce qui rend la pression concurrentielle plus aiguë, et la consolidation des collectifs plus difficile.

Pistes de convergence

  • Si les syndicats belges adoptaient une stratégie inspirée de Kristrin Jesnes — c’est-à-dire combiner mobilisation publique, négociation institutionnelle et usage du discours — ils pourraient gagner en légitimité face aux plateformes.
  • Une régulation émise par l’État fédéral pourrait imposer des obligations de transparence algorithmique et des minima de rémunération.
  • Le renforcement des collectifs de coursiers (avec scrutins démocratiques internes, relais médiatiques et alliances transnationales) est une condition pour qu’ils puissent jouer un rôle comparable à ce que Kristrin Jesnes a observé en Norvège.

En guise de conclusion

L’apport principal de la thèse de Kristin Jesnes est de montrer que, même dans un pays à fort ancrage social, les plateformes parviennent à redessiner les rapports de pouvoir en travaillant sur l’algorithme, la flexibilité et le statut des travailleurs. Mais ce qu’elle montre aussi, c’est que cette domination n’est pas inévitable : avec une mobilisation organisée, les travailleurs peuvent reprendre du terrain — si les syndicats, les régulateurs et la société y mettent du leur.

À Bruxelles, l’enjeu est de traduire ces leçons dans une réalité locale plus fragmentée, où les plateformes sont puissantes, et les livreurs souvent isolés. La route est longue, mais Kristrin Jesnes nous donne une carte utile pour avancer.


Liens utiles

  • Thèse complète de Jesnes : Power relations in app-based food delivery in Norway (PDF) — lien direct gupea.ub.gu.se
  • Article Shifting gears: how platform companies maintain power in app-based food delivery in Norway SAGE Journals
  • Chapitre The bitter aftertaste of app-based food delivery (dans TemaNord) pub.norden.org

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