Dernière commande
Il était presque minuit. Maxime, casque encore vissé sur la tête, se tenait à l’angle de l’avenue Churchill, les doigts gelés sur le guidon de son scooter électrique. La soirée avait été longue, mais rentable. Il envisageait enfin de rentrer quand une dernière notification s’afficha sur son téléphone :
« Commande Uber Eats – Rue des Tilleuls, 37 – Pad thaï + boisson »
Il hésita. La fatigue était bien là, mais le tarif était honnête. Il jeta un œil autour de lui, soupira, puis haussa les épaules.
Une dernière, et il rentrerait.
Le restaurant thaïlandais lui remit le sac avec rapidité. L’odeur familière d’épices lui monta au nez, presque réconfortante. Il fixa le sac à l’arrière du scooter, referma sa veste, et repartit, sans savoir qu’il ne livrerait pas cette commande comme les autres.
Une rue sans nom
Le GPS traçait un itinéraire inhabituel, évitant les grands axes pour serpenter à travers des petites rues anonymes. Maxime suivait sans trop se poser de questions. La Rue des Tilleuls ne lui disait rien, mais cela n’avait rien d’étonnant. Il livrait dans tout Bruxelles, et certaines rues échappaient encore à sa mémoire.
Mais en tournant derrière l’hôpital Molière, quelque chose changea.
Un brouillard tomba d’un seul coup. Épais. D’une densité presque solide. Le halo des phares du scooter n’éclairait plus qu’à peine deux mètres devant lui. Même les lampadaires semblaient vaciller, comme lointains ou recouverts d’un voile.
Le GPS marqua encore 300 mètres.
Puis l’écran se figea.

Le monde s’arrête
Maxime ralentit, perplexe. Il coupa le moteur et descendit la béquille. Il sortit son téléphone pour relancer l’application, mais la carte restait vide. L’icône de localisation clignotait sans trouver sa position.
C’est alors qu’il réalisa : il n’entendait plus rien.
Plus un bruit. Pas de voiture. Pas de vent. Même son propre souffle semblait avalé par l’air.
Le silence n’était pas naturel. Il était trop parfait, comme une chambre sourde. Le genre de silence qu’on ne rencontre jamais dans une ville. Un silence si dense qu’il devenait inquiétant.
Il remit le moteur en marche.
Le scooter repartit… sans un bruit.
La ville blanche
Il avança lentement. Les rues devenaient floues, indiscernables. Chaque façade semblait semblable à la précédente. Les numéros avaient disparu, les vitrines étaient opaques. Pas un seul graffiti, pas une affiche, pas un détail.
Le monde était blanchi.
À un croisement, il croisa un bus. Il roulait à vitesse constante. Vide. Aucun conducteur visible.
Maxime s’arrêta. Le bus passa devant lui sans bruit, comme s’il flottait à quelques centimètres du sol. Puis il disparut dans le brouillard.
Plus loin, il distingua un homme en costume, debout sur le trottoir. Attaché-case à la main, visage indiscernable. L’homme leva lentement une main en guise de salut… avant de disparaître, littéralement, dans une volute blanche.
En boucle
Maxime reprit la route. À chaque tentative de demi-tour, il retombait sur une autre rue, similaire mais jamais identique. Les lampadaires semblaient le suivre. L’atmosphère se refermait sur lui comme une boucle. Il avait la sensation de tourner dans une ville sans fin.
Au détour d’un square désert, il aperçut une petite fille en robe bleue, figée près d’une balançoire. Elle le regardait sans bouger, ses yeux sombres perdus dans le néant. Elle leva lentement un bras et pointa quelque chose derrière lui.
Lorsqu’il se retourna, un immeuble blanc était apparu.
Un cube sans porte, sans fenêtre. Une masse lisse, géométrique, presque artificielle. Il n’était pas là une seconde plus tôt.
Maxime sentit une sueur froide couler dans son dos.
Le double
Dans une rue plus sombre, il vit un autre livreur venir vers lui. Même veste. Même casque. Même sac Uber Eats. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre.
En passant à côté, Maxime le vit clairement.
C’était lui.
Pas un jumeau. Pas une illusion. Lui-même, qui roulait dans l’autre sens, comme si ce monde avait généré un double pour le remplacer.
Il n’osa pas se retourner.

La livraison fantôme
Il n’avait plus de repères. Plus de carburant affiché. Le scooter roulait encore, mais affichait zéro. Il ne comprenait plus rien. Même le pad thaï dans le sac semblait tiède, comme s’il résistait lui aussi au temps figé.
Il arriva devant une maison blanche. Aucune sonnette. Aucun numéro. Aucun détail.
Il descendit, ouvrit le sac, posa le repas devant la porte.
Et à cet instant, son téléphone s’alluma de lui-même. L’écran vibra, bleuté, irréel.
Commande livrée. 23:59.

Retour au monde
Maxime cligna des yeux.
Il se trouvait à présent devant un snack bien connu à Forest. La ville autour de lui était vivante : une sirène au loin, des klaxons, des gens qui discutaient. Il faisait toujours nuit, mais l’air avait retrouvé sa densité.
Son scooter indiquait un plein complet. Le sac était vide. L’heure sur son téléphone affichait… 23:59.
Il tourna la tête à gauche, puis à droite.
Tout semblait normal.
Mais il savait que quelque chose avait changé.
Épilogue
Il chercha plusieurs fois la Rue des Tilleuls dans les jours qui suivirent.
Elle n’existait pas.
Il demanda à d’autres livreurs. Certains rirent. D’autres haussèrent les épaules. Un ancien, au regard grave, lui répondit simplement :
— On y va tous une fois. Pas plus.
Depuis, Maxime continue ses livraisons de nuit. Il prend les commandes. Il sillonne la ville. Mais lorsqu’une ruelle devient trop blanche, lorsqu’un silence trop pur s’installe…
Il fait demi-tour.
Toujours.