Le Livre et la Flamme

Alex, livreur Uber Eats à Bruxelles, était du genre à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Avec son scooter GT 750 qui faisait un peu penser à la moto de Kaneda dans Akira, il traçait sa route dans les ruelles pavées avec une détermination qui frôlait le mépris pour tout ce qui bougeait autour. Des voitures garées en double file ? Pas son problème. Des piétons ? Ils n’avaient qu’à dégager. Alex n’était pas juste un livreur, il était une force brute de la nature urbaine.

Ce soir-là, le ciel de Bruxelles était lourd, comme chargé d’un orage qui n’arrivait jamais. Il venait de finir une livraison près de la Bourse quand une notification apparut sur son téléphone : Commande pour le 666, Rue des Ombres, 1083 Ganshoren. Alex fronça les sourcils. Jamais entendu parler de cette rue. De plus, il ne connaissait que très mal Ganshoren. Il n’y allait pratiquement jamais. Ça le gonflait. Mais ce soir, il avait besoin de pognon.

« Encore une de ces adresses bidons », marmonna-t-il en allumant une cigarette.

Ainsi, il accepta la course. Après tout, 8.5€ pour une commande, c’était mieux que rien. Il enfourcha son scooter, le moteur rugissant comme un fauve enchaîné, et s’enfonça dans les ruelles de la ville.


La Rue des Ombres

Trouver la Rue des Ombres fut un casse-tête. Chaque fois qu’il pensait s’en rapprocher, les rues semblaient se tordre, les panneaux disparaître. Ça lui arrivait parfois, tard le soir, quand il était claqué. Il mis donc ça sur le compte de la fatigue. Mais finalement, il la trouva. Une ruelle étroite et sombre en cul-de-sac, flanquée de bâtiments décrépits aux fenêtres condamnées.

« Charmant », lança Alex, flegmatique, en descendant de son scooter. Son pot Akrapovic continuait à pétarader derrière lui, comme s’il protestait contre l’endroit.

Le numéro 666 était une porte noire, massive, avec un heurtoir en forme de tête de gargouille. Pas de lumière, pas de sonnette. Rien. Il frappa avec le heurtoir, le bruit résonnant comme un coup de tonnerre dans la rue déserte.

Un grincement. La porte s’ouvrit lentement sur un vieil homme au visage émacié, vêtu d’un costume trois-pièces usé. Ses yeux brillaient d’une lumière inquiétante.

« Ah, vous êtes là, » dit l’homme, d’une voix rauque. « Entrez. »

Alex resta impassible et passa la porte. L’intérieur sentait le renfermé, le bois brûlé et quelque chose d’indéfinissable, un mélange d’épices et de pourriture.

« Vous comptez allumer un peu, ou c’est toujours ambiance film d’horreur chez vous ? » lança Alex.

Le vieil homme ignora la remarque et tendit une main squelettique. « Le livre. »

Alex fronça les sourcils. « Le quoi ? Vous avez commandé un burger, pas une encyclopédie. »

« Le livre », répéta l’homme, d’un ton glacial. « C’est vous qui l’avez apporté. »

Alex regarda le sac dans sa main. Ce qui devait contenir un burger et des frites était en fait un vieux grimoire en cuir, gravé de symboles étranges ressemblant à de l’hébreu ou de l’araméen.


L’Invitation au Chaos

Alex sourit légèrement. « C’est une blague ? Vous avez vraiment commandé ça ? Très bien, d’habitude c’est de la nourriture, mais bon, pour moi, une commande est une commande. »

Le vieil homme sourit, dévoilant des dents noircies. « Ce n’est pas une blague. Ce livre est à vous, Alex. Il est temps de livrer quelque chose d’autre… »

Alex, sentant que quelque chose n’allait pas du tout, repris en restant stoïque, « Sans doute, mais c’est votre commande, monsieur. Pas la mienne », dit-il en déposant le grimoire sur une table poussiéreuse. « Écoutez, j’ai besoin du code de livraison. Puis-je l’avoir s’il vous plaît ? Sinon, je m’en vais. »

Mais avant qu’il puisse bouger, les murs de la pièce semblèrent onduler. Des ombres se détachèrent du plafond, des silhouettes indistinctes avec des yeux rouges flamboyants. Alex sentit un frisson, mais il resta immobile. Il respira un grand coup tout en passant sa main dans sa poche arrière, là où se trouvait son couteau papillon.

« Très impressionnant, mais maintenant, je dois y aller ! »

Mais avant qu’il fasse demi-tour pour se barrer de cet endroit maudit, les ombres se mirent à gronder d’une cacophonie qui résonnait comme un millier de voix. Le vieil homme leva les bras. « Vous ne comprenez pas, Alex. Ce livre contient votre destin. Acceptez-le ou mourrez ! »


La Riposte

Alex, calme mais visiblement agacé, sortit son couteau papillon de sa poche arrière et fit jaillir la lame en une fraction de seconde. « Écoute-moi bien, Dracula de mes couilles. Je ne sais pas ce que tu fumes, mais je vais te dire un truc : continue à jouer au con et tu vas finir en rondelles. Alors, si tu veux jouer au sorcier, vas-y. Mais si tu ne veux pas finir avec ton livre en travers de la gueule, file-moi ce putain de code de livraison ou va te faire mettre. En ce qui me concerne, tu peux passer directement par la deuxième option »

Le vieil homme recula, surpris par le ton cinglant. Mais les ombres avancèrent, encerclant Alex. L’air devint glacial, et un vent invisible lui fouetta les cheveux.

Alex serra les dents, sa lame prête à frapper. « Allez, approchez bande de touzes, vous allez morfler sévère ! »

Une des ombres se jeta sur lui, mais Alex la traversa avec son papillon. Rien ne se passa. Il grogna et pensa « Évidemment, ce sont des spectres. Super pratique pour terroriser des caves. Mais moi, j’ai pas le temps. »

Il recula jusqu’à la porte, attrapa le grimoire d’une main et le jeta dans le feu de la cheminée.


La Fuite

Les ombres hurlèrent, le vieil homme tomba à genoux et la pièce sembla imploser. Alex n’attendit pas de voir ce qui se passerait ensuite. Il fonça hors du bâtiment, remonta sur son scooter, et démarra en trombe.

Alors qu’il quittait la Rue des Ombres, il vît la réalité s’effondrer autour de lui. La caricature de rue qui se trouvait tout autour faisait progressivement place au néant. Devant lui, la sortie de cette rue infernale qui le séparait du monde réel, rétrécissait rapidement. Mais Alex, concentré comme jamais et fonctionnant au pur instinct, ouvrit les gaz à fond et slaloma entre les obstacles qui semblaient se mouvoir d’une effroyable volonté afin de l’empêcher de passer. Il entendit un dernier cri, comme un écho lointain. In extremis, il franchit la fin de cette impasse, en sortit et rejoignit le réel. Il était de nouveau dans les rues nocturnes de Bruxelles, animées avec des gens et des voitures qui circulaient dans tous les sens. Il se retourna alors, la ruelle avait disparu. Juste un mur de briques. Plus de bâtiment, plus de porte.

Essoufflé mais vivant, il prit le tunnel à Koekelberg, fonça à toute blinde, enchaîna sur le tunnel Louise et rejoignit le cimetière d’Ixelles, sa zone de base, là où il se sentait un peu comme à la maison. Il gara son scooter près d’un snack encore ouvert. Il s’assit, sortit une cigarette et l’alluma, ses mains encore tremblantes. Il vit Patrick, lui aussi un vétéran de la route, un peu excentrique qui racontait parfois des histoires étranges, sortir de l’établissement avec une commande en main. Le livreur lui lança :

« Hey Alex, alors, encore sur les routes à cette heure-ci ? »

« Mouais, mais crois-moi sur parole, ce soir, j’en ai vu suffisamment. Là, je remballe ! »

« Ah, soirée bizarre. Je connais. Le soir, parfois à BXL, on voit des trucs limites. C’est une ville ancienne où plein de choses étranges se sont produites et … enfin bon, tu vois ce que je veux dire … »

« Oh oui, ce soir, je vois très bien ce que tu veux dire. Allez, bonne course ! »

Un avertissement pour l’avenir

Après le départ de Patrick, Alex tira sur sa clope, prit une bouffée, éclata de rire, d’un rire nerveux mais sincère et pensa « Quel bordel cette soirée. »

Il jeta sa clope au sol, enfourcha son scooter et reprit la route. Cette nuit-là, il comprit une chose : peu importe à quel point la vie peut être pourrie, il suffit parfois de tenir bon et d’accélérer pour s’en sortir.

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