Beaucoup de livreurs décrivent la même chose sans parvenir à la formuler clairement. Ils dorment à peu près correctement, mangent normalement, n’ont pas connu d’accident particulier, et pourtant, une fatigue profonde s’installe. Pas une lassitude passagère, ni un simple coup de mou, mais une sensation durable d’usure, difficile à expliquer, encore plus difficile à faire comprendre à l’entourage.
La première réaction consiste presque toujours à chercher une cause individuelle. On incrimine le manque de sommeil, l’âge qui avance, une baisse de forme générale. Ces explications ont l’avantage de rassurer : si le problème vient de soi, alors il suffirait de se reposer davantage ou de mieux s’organiser pour que tout rentre dans l’ordre. Pourtant, chez beaucoup de livreurs, cette logique finit par se fissurer. Les jours de repos ne suffisent plus à récupérer réellement, et la fatigue revient rapidement, comme si elle n’avait jamais disparu.

Ce décalage s’explique en grande partie par la nature même du travail de livraison, souvent sous-estimée. Vu de l’extérieur, livrer semble être une activité essentiellement physique, relativement simple : rouler, récupérer une commande, la déposer. Sur le terrain, la réalité est tout autre. Le livreur est soumis à une sollicitation mentale permanente. Il doit suivre un GPS parfois imprécis, anticiper les dangers de la circulation, surveiller son téléphone, gérer le temps, prendre des décisions constantes, souvent sous pression. Pris isolément, chacun de ces éléments paraît anodin. Mais cumulés, heure après heure, jour après jour, ils créent une charge cognitive continue dont il est difficile de se détacher.
À cette fatigue mentale s’ajoute un autre facteur, plus discret mais tout aussi corrosif : l’absence de reconnaissance. Dans la plupart des métiers, l’effort est accompagné d’un retour, qu’il soit humain ou symbolique. Un supérieur, un collègue, un client reconnaît le travail fourni. En livraison, l’effort se dissout dans un système automatisé. Quand tout se passe bien, cela est considéré comme normal. Lorsqu’un problème survient, en revanche, la sanction est immédiate : une mauvaise note, une perte de priorité, ou un simple silence algorithmique. À long terme, cette asymétrie use profondément, car elle donne le sentiment de fournir beaucoup sans jamais recevoir en retour.
Un livreur bruxellois résumait récemment cette expérience de manière très simple :
« Je travaillais tous les jours, je faisais mon boulot correctement, sans avoir l’impression de tirer sur la corde. Pourtant, le soir, j’étais vidé. J’ai longtemps cru que c’était moi le problème, que je devenais moins résistant. Avec le recul, je me rends compte que je ne faisais que tenir, sans jamais vraiment récupérer. »

Ce sentiment est renforcé par la pression permanente exercée par les plateformes, une pression qui ne se manifeste jamais de manière frontale. Personne ne donne d’ordres directs, personne ne menace ouvertement, mais tout incite à rester disponible, performant et flexible. Le simple fait de refuser une course, de faire une pause ou de ralentir devient une source d’inquiétude diffuse. Cette tension, difficile à nommer, accompagne chaque journée de travail et finit par peser lourdement sur l’équilibre mental.
Paradoxalement, cette fatigue se développe dans un contexte de forte présence humaine. Les livreurs croisent sans cesse des clients, des commerçants, d’autres livreurs, mais ces interactions restent presque toujours fonctionnelles. On échange des codes, des sacs, des indications rapides, rarement des paroles véritables. L’isolement ne vient donc pas de la solitude au sens strict, mais de l’absence de lien réel, de reconnaissance humaine, dans un travail pourtant exercé au cœur de la ville.
Le piège le plus fréquent consiste alors à continuer malgré tout, en se persuadant que tant que le corps tient, tout va bien. C’est souvent lors d’un arrêt forcé — une pause prolongée, une blessure, une baisse d’activité — que les effets se manifestent pleinement. Irritabilité, perte de motivation, sentiment de vide : autant de signes que l’esprit a encaissé bien plus qu’on ne le pensait.
Ces signaux sont généralement discrets et faciles à minimiser. Une récupération de plus en plus lente, une nervosité inhabituelle, une motivation qui s’effrite sans raison évidente. Pris isolément, ils paraissent anodins. Ensemble, ils dessinent pourtant un tableau cohérent.

Il est important de le dire clairement : ce que vivent de nombreux livreurs n’est pas le résultat de fragilités individuelles ou d’un manque de volonté. C’est la conséquence logique d’un système de travail qui exige une disponibilité constante, une attention continue et une adaptation permanente, tout en laissant l’essentiel du poids — physique, mental et émotionnel — à ceux qui livrent.
L’épuisement des livreurs ne fait pas de bruit. Il ne bloque pas les rues et ne provoque pas de conflits visibles. Mais il use lentement, jour après jour, jusqu’à ce que certains finissent par se demander ce qui ne va pas chez eux. La réponse est souvent difficile à accepter, mais nécessaire : le problème n’est pas individuel, il est structurel.