Cela ne concerne pas que les retraitĂ©s : mĂȘme Ă 38 ans, on peut se perdre
Ils ont bossĂ© dur. TrĂšs dur. Dix heures par jour sur leur scooter, sous la pluie, la neige ou la canicule bruxelloise. Ă 38 ou 40 ans, certains livreurs se retrouvent avec un petit pactole, Ă©conomisĂ© au fil des kilomĂštres. Pas de famille Ă charge, plus de crĂ©dit, plus dâattaches. Alors pourquoi pas la ThaĂŻlande ? Un billet simple, quelques Ă©conomies, et ce sentiment grisant dâavoir âgagnĂ© sa libertĂ©â.
Mais cette libertĂ©, si elle nâest pas construite autour dâun projet rĂ©el, peut vite se transformer en piĂšge.
Le paradis⊠à condition dâavoir un cap
Quitter lâEurope, ce nâest pas juste fuir le mauvais temps ou la pression. Câest aussi fuir un rythme, une structure, un rĂŽle social. En ThaĂŻlande, tout semble facile : le climat est doux, les sourires sont nombreux, la biĂšre ne coĂ»te rien et les loyers sont dĂ©risoires. Mais au bout de quelques semaines, si lâon nâa rien de concret Ă faire, les journĂ©es commencent Ă se ressembler. Puis Ă se vider.
Ceux qui tiennent le coup, ceux qui vivent vraiment leur expatriation, sont ceux qui ont une activitĂ©. Pas forcĂ©ment un emploi classique, mais quelque chose Ă crĂ©er, Ă maintenir, Ă faire Ă©voluer. Un site web Ă gĂ©rer, un blog Ă alimenter, des articles Ă Ă©crire, des cours Ă donner, une chaĂźne Ă animer, des textes Ă traduire. Parfois mĂȘme des cours de salsa improvisĂ©s dans un parc. Le contenu importe peu : ce qui compte, câest dâavoir un objectif quotidien. Une raison de se lever. Une tension crĂ©ative. Un engagement, aussi modeste soit-il.

Le piĂšge de la biĂšre facile
Ceux qui nâont pas cette structure sombrent peu Ă peu dans un faux rythme. On se lĂšve quand on veut. On prend un cafĂ©, ou une biĂšre. Midi arrive, on est dĂ©jĂ en terrasse. On papote, on boit, on mange un pad thaĂŻ vite fait. Et sans sâen rendre compte, lâalcool devient le seul fil conducteur. Pas pour faire la fĂȘte, non. Juste parce quâil nây a rien dâautre Ă faire.
Ă force, on ne boit plus pour se dĂ©tendre. On boit pour passer le temps. Et quand la biĂšre devient une routine, elle remplace tout le reste : le projet, la curiositĂ©, lâenvie dâavancer. Et elle fait oublier que le corps, lui, ne suit pas.

Une solitude maquillée de sourires
La ThaĂŻlande est accueillante, mais ce nâest pas un remĂšde au vide. Les relations humaines y sont souvent codifiĂ©es diffĂ©remment. On vous sourit, on vous appelle âpapaâ ou âdarlingâ, mais derriĂšre cette façade parfois chaleureuse se cache un isolement profond. Beaucoup dâexpatriĂ©s vivent Ă cĂŽtĂ© des ThaĂŻlandais, pas avec eux. Ils restent entre eux, dans des bars Ă expats, Ă commenter les mĂȘmes histoires depuis des annĂ©es.
Et quand lâaffectif entre en jeu, câest souvent bancal. Certains pensent avoir trouvĂ© lâamour, mais dĂ©couvrent avec le temps quâils ont surtout trouvĂ© une dĂ©pendance mutuelle, oĂč chacun attend quelque chose de lâautre : un revenu, une sĂ©curitĂ©, une attention. Ceux qui nâont pas une activitĂ©, un ancrage personnel, finissent par devenir uniquement ce que lâon attend dâeux. Et se perdent lĂ -dedans.
La santé, elle, ne suit pas
Ă force de boire, de mal manger, de ne jamais consulter, le corps lĂąche. Doucement, sans bruit. Une cirrhose qui sâinstalle. Une chute dans les escaliers. Un infarctus silencieux. Chaque mois, des hommes occidentaux sont retrouvĂ©s morts seuls dans leur appartement. On dit toujours que câĂ©tait soudain, mais en vĂ©ritĂ©, rien nâest soudain quand on a lĂąchĂ© la barre depuis longtemps.
La majoritĂ© dâentre eux nâavaient plus de suivi mĂ©dical. Ils vivaient dans des conditions correctes, mais sans aucune discipline de vie. Pas de sport, pas de prĂ©vention, pas dâefforts. Et comme personne ne sâinquiĂ©tait, personne ne sâest rendu compte que ça nâallait plus.
Une retraite anticipée ou un suicide lent ?
Il ne suffit pas dâĂȘtre loin de la pluie pour ĂȘtre heureux. Le vrai luxe en ThaĂŻlande, ce nâest pas la biĂšre pas chĂšre ou les massages quotidiens. Câest dâavoir une raison de se lever le matin.
GĂ©rer un blog, Ă©crire, donner des cours, lancer un projet personnel, participer Ă une communautĂ©, construire quelque chose de ses mains ou de sa tĂȘte â mĂȘme pour trois francs six sous â cela change tout. Cela donne du rythme, une direction, un sens. Cela protĂšge du reste : de lâalcool, de la lassitude, des femmes de bar, du gouffre.
Les hommes qui vivent bien dans ce lieu paradisiaque ne sont pas forcément riches. Mais ils sont occupés.